Rives, une papeterie alpine comme les autres ?
Conférence de Carole Darnault
Professeur d’histoire retraitée, Présidente de l’association ARamhis
Auteur de Rives, la mémoire du papier – histoire d’une papeterie dauphinoise et de Papeteries des Alpes
lundi 11 décembre 2023
Résumé de la Conférence par Anne Laffont
Carole Darnault s’est toujours intéressée de près à l’histoire au travers d’archives, et c’est en arrivant à Rives il y a une trentaine d’années qu’elle a découvert un fonds d’archives fabuleux.
Les origines
La fabrication du papier dans les Alpes est attestée dès 1403.
L’industrie papetière est présente à Rives depuis le XVIe siècle. Les eaux de la Fure, qui servent déjà aux forges et aux aciéries sont utilisées pour actionner les moulins à papier.
En 1561, Jean Bouilloud loue les eaux de la rivière le Réaumont, un affluent de la Fure, au seigneur de Rives, Antoine Besson, et y installe des moulins pour ses forges. Quelques années plus tard, en 1573, il transforme un de ses moulins à eau situé dans le quartier du Bas-Rives à la confluence de la Fure et du Réaumont, pour faire fonctionner une papeterie et y apporter l’eau nécessaire à la fabrication de la pâte à papier. Le papier a remplacé le parchemin.
La Fure est alimentée par le lac de Paladru, qui lui assure un débit stable tout au long de l’année, et son eau non limoneuse convient très bien à la production de papier.
La fin du XVIe siècle est sombre avec ses guerres de religion.
L’étude des registres complets trouvés aux archives permet d’établir la statistique de la clientèle qui s’étend alors jusqu’au pourtour méditerranéen.
Les feuilles de papier sont réalisées « à la forme [1] ». Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle rien ne change, la production de papier est plus artisanale qu’industrielle. Environ 30 tonnes de papier sont produites par an, en 7 formats et 3 qualités. La qualité de la production est aléatoire et irrégulière, et dépend de la météo.
Le maître papetier a un niveau de vie plutôt bas (il n’est pas le propriétaire du moulin). Il travaille de 12 à 13h par jour. La réglementation veut qu’on ne travaille pas avant 3h du matin. A l’époque la volonté des ouvriers et déterminante pour la production et ils changent de moulin quand ils en ont envie.
[1] « La forme de papetier est l’outil qui sert à fabriquer une feuille de papier à la main. Plongée dans la cuve d’eau et de pâte à papier, elle permet de recueillir à sa surface la pâte humide qui deviendra feuille » (https://www.culture.gouv.fr/content/download/197758/file/L%27art%20du%20formaire.pdf) .
Les frères Montgolfier
Au milieu du XVIIIe siècle, les frères Montgolfier, issus d’une famille papetière, s’installent à Rives. Maurice-Augustin Montgolfier est le treizième enfant d’une fratrie de seize. Il s’associe avec son frère Joseph dans l’exploitation de la papeterie de Rives. Maurice-Augustin fait évoluer la papeterie mais il entre souvent en conflit avec ses ouvriers. Découragé, il se désintéresse (il aura tenu une vingtaine d’années) de sa papeterie de Rives qui est en mauvais état au profit de sa nouvelle papeterie située dans le Beaujolais.
Les frères Blanchet et Jean-Antoine Didier Kleber : BFK
Claude Blanchet rachète la papeterie de Rives et son matériel. Il est d’une famille bourgeoise, dans la métallurgie qui est alors en crise dans la vallée de la Fure. Il investit dans six presses et des cylindres pour déchiqueter les chiffons (piles hollandaises, 1788). Claude Blanchet est propriétaire, car il a racheté les droits que possède Joseph Marchand sur le moulin, et il n’y a plus de maître papetier.
A sa mort (en 1800) ses deux fils prennent la suite et la papeterie reste dans la famille encore 100 ans. On y produit le vélin, un papier de meilleure qualité. La réputation d’une bonne qualité est en train de se faire. Les femmes sont plus nombreuses (tri des chiffons) et le personnel est logé sur place.
La papeterie des frères Blanchet s’agrandit, elle nécessite plus de compétences pour diriger la fabrication. Aussi, les deux frères Blanchet décident en 1820 de prendre un associé pour les aider : Jean Antoine Didier Kléber, lui-même papetier à Voiron, non loin de Rives, avec lequel ils fondent la Société Blanchet Frères et Kléber (BFK).
Vers 1830, il y a 5 papeteries entre Tullins et Rives. La papeterie remplace petit à petit la métallurgie. Plutôt que d’augmenter la capacité des usines, celles-ci se multiplient.
La papeterie BFK s’agrandit ; outre le site historique situé au Bas-Rives appelé la Grande Fabrique, sans cesse étendue, les papetiers BFK acquièrent ou font construire trois usines à Rives :
- en 1847, ils achètent une ancienne usine métallurgique située plus en aval de la Fure, au lieu-dit La Liampre et la transforment en papeterie ;
- en 1878, c’est l’achat de la forge du Guâ, le long de la Fure, plus en aval de l’usine de la Liampre ;
- en 1889, a lieu la création du site de la Poype, en amont de la Grande Fabrique, sur la Fure, usine spécialisée dans la fabrication du papier monnaie.
Les Blanchet-Kléber ont acquis des terrains pour contrôler 5km de méandres, de canaux d’irrigation et industriels.
Le filigrane BFK est connu dans le monde entier.
En 1839, l’entreprise emploie 300 ouvriers, consomme 500 tonnes de chiffons et produit environ pour 800 000 francs de papier.
En 1845, la société BFK produit 400 tonnes de papier et emploie 290 ouvriers. Le papier écriture fait la renommée de la société BFK ; elle en produit de toutes nuances et de toutes dimensions. Le papier écriture est aussi utilisé pour la reproduction d’œuvres d’art.
En 1851, la société fabrique son premier papier photographique, en quantité limitée au début mais la production augmente progressivement pour atteindre la moitié de la production totale du papier en 1868.
Des innovations industrielles sont apportées (blanchiment au chlore, machine de papier en continu, turbine). La première machine de papier en continu est installée dans l’usine du bas-Rives en 1829, puis une seconde en 1834, une dans l’usine de la Liampre en 1848, et une dans l’usine du Guâ en 1878.
Rives n’a pas voulu passer à la pâte à bois qui fait son apparition en 1900. La chiffonnerie est arrêtée en 1959, et la pâte de chiffons est alors achetée.
Les ateliers mécaniques Allimand basés à Rives fournissent la papeterie dès 1953. Ils sont aujourd’hui leaders mondiaux dans le marché des machines à papier.
De l’électricité est produite d’abord pour l’éclairage en 1886 (embauche d’un électricien en 1879) grâce à une petite centrale. On parle alors de « houille verte » pour ce type de production car la chute est de faible hauteur mais avec un débit suffisant.
Trois types de papiers sont produits :
- Le papier photographique : tous les premiers grands photographes ont acheté du papier photographique de Rives (reconnaissable par son filigrane). Ils déposaientt alors eux-mêmes la couche d’émulsion photosensible. À partir de 1870 ce sont des industriels qui ajoutent l’émulsion photosensible. Il est produit jusqu’en 1979.
- Le papier pour impression/écriture : Le filigrane de ce papier a permis de résoudre deux affaires (une lettre antidatée et l’authentification de dessins de Van Gogh)
- Le papier de sécurité (billets de banque, passeport, chèques…) : BFK en a vendu à partir de 1870, et à la banque de France à partir de 1905.
Augustin Blanchet est centralien et a participé à la création de l’école française de papeterie. Les frères Blanchet et Kléber s’engagent socialement (avec la création d’un hôpital) et politiquement (sur la période 1831-1918 seuls 13 ans sans maire BFK). Il n’y a pas de cité ouvrière à Rives.
De nombreuses grandes demeures (châteaux) que l’on trouve à Rives et dans ses environs appartiennent à des papetiers.
Stendhal a été reçu en 1837 à la papeterie par MM. Blanchet, ce qu’il relate dans son livre « Mémoires d’un touriste ». Sur un dessin de la papeterie de Rives datant du XIXe siècle, on aperçoit dans le parc un pont en fil de fer, ouvrage de Marc Seguin.
La scission Blanchet / Kleber
Suite à un désaccord en 1920 et à une crise interne en 1925, il y a scission à l’avantage des Kleber en 1928.
En 1929 c’est la crise, avec des licenciements (surtout des étrangers, italiens et russes blancs). La société rebondit avec la fermeture de la papeterie de Liampre et dès 1931 des associations de papeteries et des modernisations. On notera une modernisation dans les années 1950, l’atelier du timbre à l’usine du Guâ, l’installation de la « machine 8 » en 1958, la fusion avec Charavines en 1963 ; l’absorption du secteur du papier de luxe en 1976. Il y a eu jusqu’à 600 personnes.
Les fusions
En 1956,les sociétés ARches (dans les Vosges), JOhannot (Annonay en Ardèche ) et MArais (en Seine-et-Marne) avec celle de RIves fusionnent pour former la société Arjomari, puis en 1968 avec la société Prioux-Dufournier (Arjomari-Prioux). En 1991 la fusion avec le groupe anglais Wiggins-Teaple-Appleton conduit à Arjowiggins.
La papeterie de Rives ferme en 2011 et celle de Charavines en 2015.
Le site de Charavines a été repris par un ancien directeur pour y produire de la ouate de cellulose « Fregata Hygiene » (groupe bourguignon Global hygiène).
Au XXIe siècle, le papier BFK Rives est encore une référence dans le monde du papier à dessin, du papier d’art, d’édition, de gravure ou photographique. Il est fabriqué par la société Arches, ancienne société du groupe Arjomari, actuellement propriété du groupe suédois Munksjö Oyj qui seul possède la marque BFK Rives.
Rives, une papeterie alpine comme les autres ?
Pour répondre à la question initiale, Rives, une papeterie alpine comme les autres ?, la conférencière conclut en expliquant qu’elle se distingue par les papiers qu’elle a produits (papier photographique, papier sécurité).
Questions/réponses
- Sur le rôle de la qualité de l’eau et des matières premières pour les productions de Rives : la qualité des matières premières (chiffons) a effectivement joué un rôle primordial (l’exemple de papiers « pure soie » de haute qualité est mentionné) ; celui de la qualité de l’eau est moins évident, même si on sait que cela peut poser des problèmes.
- Après avoir remercié la conférencière pour son travail et sa présentation, Chantal Spillemaecker complète le conclusion en indiquant que si Rives n’est pas comme les autres, c’est aussi par sa longue histoire, la diversité de sa production, l’abondant fond d’archives mentionné par la conférencière, ainsi que l’alliance avec le le fabricant de machines à papier Allimand.