L’ Histoire des Biscuits Brun
Conférence de Jean-William Dereyrez
Agrégé d’histoire, docteur en science politique
Ancien directeur adjoint de l’Institut d’études politiques de Grenoble
Membre titulaire de l’Académie delphinale (fauteuil n°7)
lundi 5 février 2024
Compte rendu de la Conférence
Résumé de la Conférence
par Anne Laffont et Charles Obled
La firme Brun constitue un exemple caractéristique d’une entreprise dynamique, fondée grâce à la propriété agricole, qui sut s’adapter aux évolutions techniques et aux circonstances favorables, à la fois nationales et régionales. Elle connut une ascension continue jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, restant jusqu’en 1923 une entreprise familiale. La Seconde Guerre mondiale ouvrit une ère de turbulences, avec l’arrivée d’un nouveau régime, puis l’occupation, d’abord italienne puis allemande. L’usine de Saint-Martin-d’Hères devint un pôle de résistance, malgré le ralliement de la direction au maréchal Pétain. Les turbulences se poursuivirent après la Libération, avec d’abord une gestion ouvrière, puis les ventes successives qui aboutirent finalement à la fermeture de l’usine en 1989.
Jean-William Dereymez introduit sa conférence par l’évocation de l’histoire des odeurs que l’on pouvait sentir à Grenoble selon la direction des vents : celle du rouissage du lin, des tanneries, des usines chimiques de Pont de Claix, du chocolat Cémoi, des biscuits Brun ou encore des épices de l’avenue Alsace Lorraine. Les pâtes Lustucru, elles, ne sentaient rien !
La conférence se déroule en deux parties : l’expansion, puis le choc de la seconde guerre mondiale
1- L’expansion
Le point de départ se situe à Claix en 1760, Pierre Brun y possède une trentaine d’hectares de terres, qui se transmettent de père en fils (ces derniers régulièrement prénommés Pierre !). En 1848, Pierre et son frère Alphonse font le commerce en direct de graines et de fourrage, puis de farine (moulin de Villancourt). Ils ont également distillé (l’alcool servait à la fabrication d’explosifs). Grenoble est alors une ville de garnison (~8000 soldats dont l’artillerie de montagne avec mulets et chevaux). Les Brun vendent des biscuits de guerre (création de la biscuiterie avenue de Vizille à Grenoble en 1885), du fourrage et de l’alcool (distillerie de la Croix Rouge à Saint Martin d’Hères). Grâce à des terrains achetés dès 1912 et aussitôt après la déclaration de guerre, une nouvelle biscuiterie s’installe à Saint-Martin-d’Hères avenue Ambroise Croizat pour répondre à la demande croissante du pain de guerre. La distillerie est à côté. En 1915 Gaëtan Brun (né en 1870) succède à son père. Il crée deux sociétés anonymes :
- La Sacer : Société Anonyme pour l’Entretien et la Construction des Routes. Des machines agricoles inutilisées l’hiver sont transformées en rouleau compresseur. Les employés vivent dans des roulottes pour suivre les chantiers.
- La Société des fours électriques.
Les Brun embauchent un pâtissier et c’est la naissance des « petits Brun » et autres biscuits.
A la mort de Gaëtan Brun (sans descendance) en 1923, madame Darré-Touche (fille d’un minotier) sera sa légataire universelle. Elle est déjà actionnaire de Bouchayer-Viallet, et dispose d’un gros porte-feuille boursier. Mme Darré-Touche poursuit la modernisation (les fours à gaz sont remplacés par des fours électriques, introduction de l’aluminium dans les emballages, et du fameux logo jaune et bleu,…). Profitant de l’Exposition Internationale de la Houille Blanche et du Tourisme en 1925, elle y installe une petite biscuiterie avec alimentation électrique.
Au début des années 1930, elle se rapproche des Etablissements Bozon et Verduraz (Pâtes La Lune) à Saint-Etienne-de-Cuynes, en difficulté financière, et finira par en prendre le contrôle.
Après la seconde guerre mondiale, Mme Darré-Touche vend à Pierre et André Forgeot, alors propriétaires des Etablissements Bozon et Verduraz (Pâtes La Lune), et en 1953 c’est la fusion pour devenir « Biscuits Brun-Pâtes la Lune », avec le célèbre slogan « Pour chacun, pour chacune, biscuits Brun, pâtes La Lune ».
2- La seconde guerre mondiale et ses conséquences
Mme Darré-Touche entretient d’excellentes relations avec Vichy. Elle est une amie d’enfance de Mme Pétain et sa propriété à Villeneuve-Loubet est à côté de celle du couple Pétain. Pétain est à Grenoble en mars 1941. Son épouse est accueillie par un « Vive la maréchale » lors de la visite de l’usine. Mme Darré-Touche use de ses relations avec « le ménage Pétain » pour faire face aux problèmes de la guerre (approvisionnements en céréales, miel…).
Peut-on parler de « collaboration », alors qu’elle a par ailleurs des différends avec la Légion française des Combattants ? La question se posera à la Libération. La distillerie vend de l’alcool à des entreprises allemandes… La Sacer construit des blockhaus et des fortifications dans le sud de la France…
La production se maintient pourtant correctement jusqu’en 1943, mais diminue après (de même pour Bonal, Lustucru).
Dans l’usine Brun, la Résistance est active. Raymond Bank, journaliste interdit professionnel par Vichy, résistant et chef d’état-major, a travaillé dans l’usine. Le résistant Léon Geist (FTP-MOI -mémorial à Saint Martin d’Hères) est abattu par le gardien alors qu’il allait saboter l’usine de biscuits, dont la propriétaire était l’amie de Vichy…
Après la Libération de Grenoble le 22 Août 1944, la question se pose : Mme Darré-Touche (elle a alors 70 ans) a-t-elle collaboré ? Cette question complexe est étudiée, et il faut distinguer collaboration directe et indirecte. Les ventes de la distillerie : une collaboration indirecte, dans la mesure où l’alcool était vendu à des entreprises qui livraient l’Allemagne ? Par contre, la Sacer a travaillé pour les allemands dès leur arrivée en France.
Mme Darré-Touche préfère partir en Suisse dès la libération (l’opinion publique était dressée contre elle), ses biens sont mis sous séquestre. Un comité « ouvrier » de gestion est désigné le 1er octobre 1944. Celui-ci, avec un budget conséquent, va doter l’entreprise d’œuvres sociales : pouponnière (la main d’œuvre est féminine aux 2/3), colonies de vacances, jardins ouvriers, entraide (charbon l’hiver – le rationnement a duré jusqu’en 1949), arbre de Noël, bibliothèque… Le moulin de Villancourt qui a brûlé est reconstruit.
Le 30 octobre 1947 l’avis du garde des Sceaux blanchit Mme Darré-Touche, à la fois de l’infraction pour collaboration économique et du crime d’indignité nationale. En 1950, après son retour en France, elle vend à André et Pierre Forgeot (ce dernier a été ministre des travaux publics en 1929).
En 1952, les français ont mangé 250 millions de biscuits Thé Brun. En 1968, la biscuiterie est choisie comme fournisseur officiel des Jeux Olympiques. Les produits se diversifient (crackers, pâte à tartiner…). Mais malgré sa modernisation, les machines sont obsolètes. Des manifestations ont lieu en mai 1972, un plan social est annoncé en 1985 (signé seulement par FO). Joseph Blanchon, maire de Saint-Martin-d’Hères, est le défenseur le plus actif.
Brun s’associe à Lu, puis BSN rachète Lu-Brun. La biscuiterie Brun ferme en 1989. Le biscuit extra Petit Brun est commercialisé par Danone puis par la multinationale Mondelez depuis 2007.
Que reste-t-il de Brun ?
- Une sous-marque…
- Les Moulins de Villancourt ont été complètement transformés pour devenir Cosmocité, un lieu dédié à la rencontre du public avec la science.
- La Sacer a été absorbée par Colas.
- La maison communale de Saint-Martin-d’Hères est installée dans les anciens bureaux de l’usine Brun. Les sheds ont été rehaussés de nouveaux sheds pour le photovoltaïque.
Jean-William Dereymez conclut sa conférence en relevant qu’aujourd’hui, l’absence d’odeurs est une forme de désindustrialisation…
Questions/réponses
- Il y avait maximum 1500 personnes au moment des plans sociaux.
- Cosmocité à Pont-de-Claix a été construit sur le site du moulin de Villancourt , dont certains éléments ont été conservés à l’intérieur.
- Il y avait aussi à Grenoble l’odeur du torréfacteur (il y en a un aujourd’hui au Fontanil)
- Les biscuits Brun sont fabriqués aujourd’hui près de Nantes, à La Haye-Fouassière. Le conditionnement (mise en boîte) se fait toujours manuellement, sans les casser, par un personnel féminin à 90% (10% restant essentiellement masculin pour la maintenance). En fabrication, ce sont majoritairement des hommes.
- Lu était au centre de Nantes, usine détruite en 1974 par un incendie accidentel.
- L’emballage en papier alu était fourni par l’entreprise Coquillard à Froges.
- Entre 1970 et 1985, il y a eu la volonté des propriétaires de centraliser sur Reims, mais l’usine était ancienne, et il aurait fallu y créer une usine moderne.
- Pâtes La Lune, que sont-elles devenues ??? Pas d’information
Quelques liens pour en savoir plus
- L’entreprise Brun (Wikipedia)
- La saga des biscuits brun en photos (Le Dauphiné Libéré)
- La biscuiterie Brun à Saint Martin d’Hères – France Bleu
- Les « petites savoyardes » ont décroché « la lune ». Histoire d’une industrie alimentaire (Société Savoisienne d’Histoire et d’Archéologie)
- Les grands moulins de Villancourt (Echosciences)
- Cosmocité