En 1949, l’usine des Eaux Claires à Grenoble, la concrétisation d’un rêve
Conférence présentée par
Colette Allibert,
Directrice de recherche honoraire au CNRS, ancienne présidente de l’Aphidhistorien et fondateur de Dire l’entreprise
lundi 16 septembre 2024
Compte rendu de la Conférence
Compte rendu rédigé par Anne Laffont
Entre 1938 et 1949 s’ancre dans les départements qui préfigurent la région Rhône-Alpes – Isère, Rhône et Drôme surtout – un groupe d’usines qui tentent un nouveau mode de fabrication d’objets métalliques et céramiques à partir de poudres. Toutes sont attirées par des conditions créées par la Seconde Guerre mondiale dans une région aguerrie au travail des métaux, de la poterie, des ciments et dotée d’une main d’œuvre adaptable. Ainsi, pour fabriquer des produits inédits par cette récente technique, en 1949 la Société d’Électrochimie et Électrométallurgie d’Ugine ouvre une usine neuve à Grenoble.
L’usine des eaux claires (54 avenue Rhin et Danube, on peut passer devant sans la voir) a été la plus grande des 9 sites de métallurgie des poudres « historiques ». Il y a aujourd’hui un réseau de PME toujours actives sur leur site d’origine.
Métallurgie des poudres
Cette technique permet la réalisation d’objets à partir de poudres sans les fondre. Les métaux sont mélangés, puis pressés en moule, et enfin chauffés (opération de frittage). Elle apparaît au tournant du 20e siècle pour les filaments en tungstène des lampes à incandescence. Pour transformer en filaments les barreaux de tungstène obtenus par frittage, les électriciens allemands inventent les filières à base de carbure de tungstène avec du cobalt comme liant.
Les objets réalisables sont multiples : pièces mécaniques, contacts électriques, armement, écrans, pièces de transmission dans les mouvements (engrenages), coussinets autolubrifiants, combustibles nucléaires, aimants…
Les aimants
Dans les années 1930 les aimants sont réalisés à partir d’alliages Fe-Co coulés. En France, les principaux fabricants sont la Société des hauts-fourneaux et forges d’Allevard (SHFA) et la Société d’électrochimie, d’électrométallurgie et des aciéries électriques d’Ugine (Secemaeu). Avec les années de guerre 1941-1945 l’approvisionnement en cobalt devient difficile (origine Afrique, Maroc). C’est à cette époque, avec l’Alsace annexée, que Louis Néel cherche un refuge et arrive à Grenoble avec Louis Weil.
La Secemaeu signe un contrat avec l’université pour le développement d’aimants à base de poudre de fer et le responsable de sa production d’aimants, Charles Marquaire, monte un atelier avec une équipe de choc dans une ancienne mégisserie rue Jean Pain à Fontaine. L. Neel et L. Weil participent activement aux travaux. C. Marquaire rêve d’une grande usine, qui sera le département des poudres d’Ugine.
Construction de l’usine des eaux claires
L’usine est construite en 1948 entre le Drac et la rue Ampère. Bouvier en est l’architecte. C’est un bâti fonctionnaliste. Les locaux sont toujours utilisés aujourd’hui. En janvier 1949 la petite équipe de Fontaine déménage dans ces nouveaux locaux. L’usine démarre très vite avec 700 salariés. En 1956 ce sont 900 emplois sur 4000 m².
En 1949, une autre usine s’est installée à Pont-de-Claix : Metafram (voir CR de la conférence du 23 avril 2023 ), mais C. Marquaire a un atout de poids : H.Rietzler, qui a été administrateur en Autriche de 1945 à 1949 pour les affaires économiques et industrielles, et permis le transfert de technologie (W et WC-Co) des usines Metallwerk-Plansee, pour éviter leur destruction comme prise de guerre.
Associations
Le « Département Poudres » d’Ugine forme coup sur coup trois associations :
- en 1956, avec la SHFA (Allevard), association qui aboutira à constituer la Société anonyme de ventes d’aimants Allevard-Ugine
- en 1957, avec Le Carbone Lorraine, pour former Ugine Carbone (carbures durs, produits W)
- en 1958, avec Deloro Stellite Ontario (alliages durs, Cobalt)
La R&D et les réseaux commerciaux sont mis en commun, mais chacun garde sa production.
Usine des eaux claires
En 1956 est fabriqué un aimant fritté de 6 tonnes qui a fait tourner le synchrocyclotron du CERN pendant 33 ans. En 1963 est créée la société Allevard-Ugine. A la fin des années 60 les aimants quittent l’usine des eaux claires. Ugine Carbone connaît une croissance exubérante (période de grande consommation) avec le boom du marché interentreprises (B to B) mais subit la concurrence locale. Elle est moins bonne sur les pièces frittées grandes séries que Metafram. 20 ans après l’ouverture de l’usine, son activité est reconnue. Il y a jusqu’à 1700 personnes en 1970 sur le site des eaux claires, mais la productivité est faible, les emplois sont figés et certains personnels sont sous-employés. Seules sont rentables : les poudres et certaines catégories d’outils carbure.
En 1970, Henri Jolivet, PDG d’Ugine, accepte de construire une usine moderne de pièces frittées à Veurey-Voroize. Carbone Lorraine se retire. Ugine Carbone devient une société anonyme.
En 1971 c’est la fusion Péchiney-Ugine-Kuhlman (PUK). Une nouvelle stratégie est définie, avec un recentrage sur les activités rentables. Les activités déficitaires sont envoyées vers d’autres filiales. En 1976 la société Ugine Carbone est scindée en 2 sociétés : Alliages frittés et Eurotungstène. Eurotungstène sera scindée en 1984 en deux sociétés : Eurotungstène Poudres (fabrication de poudres de W et de poudres préalliées) et Ugicarb Morgon (produits à base de carbures) qui se partagent le site des eaux claires. Chacune a connu une évolution, mais il y a encore aujourd’hui 2 unités sur le site de Grenoble, Umicore poudres et Hyperion materials carbures.
Le site des eaux claires, c’est 75 ans de métallurgie des poudres à Grenoble
Questions/Réponses/Discussion
-
- Témoignage de Jaap Koeleman, ancien directeur d’Eurotungstène présent dans l’entreprise depuis 1970 jusqu’à sa retraite en 2003. Il explique la transition vers le groupe Eramet.
- Témoignage de Benjamin Schmoker directeur général de Umicore à Grenoble. Le site comprend actuellement 100 personnes. Il produit des poudres de cobalt, de tungstène (achat de l’oxyde qui est réduit sur le site) et des poudres préalliées. Il faut se battre chaque année.
- Témoignage de Damien Gendron, président d’Hyperion Materials & Technologies France et responsable du site de Grenoble depuis 1 an, qui a travaillé 20 ans sur le site d’Epinouze. En 2018 la production a été doublée sur le site de Grenoble qui intègre un centre de développement de matières premières pour le groupe.
- La recherche historique est souvent trop orientée au 19e siècleà Félicitations à la conférencière qui a réalisé ce travail difficile sur des entreprises du 20e siècle.
- Qu’est devenue l’usine de Veurey-Voroize citée pendant la conférence ? Cette usine, qui était devenue un site de Metafram, a fermé après la liquidation judiciaire de Metafram en 2019.
- Quels liens avec la recherche universitaire ?
- La métallurgie des poudres n’a progressé que parce qu’il y a de la recherche, avec des collaborations, des mises en commun de moyens d’investigation.
- La recherche en MdP « classique » tend à diminuer en France. On en trouve à Dijon/Le Creusot.
- A Grenoble, plusieurs chercheurs maintiennent cette activité dans le laboratoire SIMaP (Science et Ingéniérie des Matériaux et des Procédés) de Grenoble-INP. Il est issu de la fusion en 2006 de 3 laboratoires : LTPCM (Laboratoire de Thermodynamique et Physico-Chimie Métallurgique, dans lequel la conférencière a fait sa carrière de chercheur), EPM (Élaboration par Procédés Magnétiques) et GPM2 (Génie Physique et Mécanique de Matériaux). Une-collaboration débute par exemple avec Sandvik dans le cadre d’un projet européen (recherches pour remplacer le cobalt, matière à risque dans la classification REACH). Il y a eu dans le passé de nombreuses collaborations avec le site des eaux claires, mais il n’y en a pas en cours actuellement.
- L’usine des eaux claires est classée Seveso seuil haut. Un ancien cadre de CERMeP et de Sandvik sur le site, qui a vu la décroissance puis le redémarrage demande : quel avenir pour le site ? Damien Gendron répond que l’entreprise a réussi à se maintenir en respectant les contraintes, et qu’il est confiant dans l’avenir. C’est ce que confirme le directeur d’Umicore, qui indique qu’il est plus inquiet pour la concurrence chinoise et l’industrie en Europe.